mercredi 19 août 2015

Sade, précurseur de la poésie moderne


Que cherchait donc Baudelaire, que Rimbaud judicieusement qualifia de « premier voyant », si ce n’est de suggérer les sensations et les états de l’âme, de donner un nom au ressenti, de dépeindre l’indicible activité de ce que Pessoa appelait « l’esprit corporel » ?
           Pour ce faire, Baudelaire crée des correspondances  inédites, mettant à contribution l’imagination du lecteur et non plus la culture historique, scientifique ou morale de ce dernier. Il rêve d’un monde où « tout ( ) parlerait  / à l’âme en secret / sa douce langue natale ». Il vise la traduction accessible à tous du langage mystérieux dont semble disposer l’être humain en son âme, par le secret discours d’états de la conscience, en son corps par la diffusion compréhensible de sensations que l’on ne saurait parfaitement décrire. Lorsque Baudelaire décrit le pouvoir d’un rire comme le souffle d’un vent, il pose les jalons de la poésie moderne. Ce qui pourrait être qualifié d’absurde ou de non avenu est un outil nouveau du langage, langage ainsi doté, par cette adjonction d’audace, d’auto-régénérescence, capable ainsi d’évoluer et de s’enrichir par l’élargissement des sens applicables aux mots. Il n’y a aucun doute que le dérèglement de tous les sens de Rimbaud, est bien le sens intelligible mais aussi les capteurs sensibles. Et lorsque Pessoa parle de l’esprit du corps nous pouvons lui adjoindre le corps spirituel, tout comme à cet enrichissement de la pluralité sémantique nous pouvons faire coïncider la démultiplication des sens physiologiques.
            La destination de la poésie moderne est de conjuguer corps et esprit, son voyage de rendre nos sens intelligibles et notre intellect sensuel, son point de départ le constat inacceptable de la distance entre le Verbe et l’action. Dans l’acte, nul ne sait échafauder de raisonnement et moins encore de discours explicitant son acte. A l’opposé, dans l’élaboration ou la transcription d’un raisonnement, nul ne peut s’adonner en simultané à une activité physique délibérée.
            En cela, Sade apparaît comme le précurseur de la poésie moderne. L’un de ses exégètes, Yvon Belaval, le note très justement en évoquant les personnages sadiens : «  Ils disent tout ce qu’ils disent et font ». De fait, les personnages de Sade s’expriment intelligiblement tandis qu’ils tressaillent à la faveur d’un orgasme.  L’un des plus grands théoriciens-poètes de l’œuvre sadien, Antonin Artaud illustre ce paradoxe ainsi : «  Il y a un esprit dans la chair, mais un esprit prompt comme la foudre. Et toutefois, l’ébranlement de la chair participe de la substance de l’esprit ».  Le corps vit par l’esprit, l’esprit par le corps, mais il demeure impossible, même au plus brillant des poètes, d’expliquer cette interdépendance. Artaud encore : «  Je ne me livre pas à l’automatisme sexuel de l’esprit, mais au contraire dans cet automatisme je cherche à isoler les découvertes que la raison ne me donne pas ». Hélas, il cherche, sans trouver, sans jamais n’accéder à un autre état que la suggestion de cet occulte lien existant en tout être humain. 
D’où la résignation de certains chercheurs ou voyants, pour reprendre le terme rimbaldien. Henri Thomas : « Le mot le plus juste est encore vain, / puisqu’ici le corps est tout le mystère. », ou la météorite des lettres portugaises, Mario de Sa-Carneiro : « J’ai tout entamé mais rien possédé… / De moi, aujourd’hui, ne me reste que le désenchantement / des choses que j’ai embrassées mais pas vécues », ou encore René Char : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ».

Sade est donc le premier à buter contre cette conscience d’un inaccessible, perçu au travers du voile d’un inconscient laconique, ressenti par la logique diffuse d’un déterminisme du corps, prolixe émission de nos sens  émanant de nos instincts.
L’esprit du corps est bien le plus difficile à cerner, et nous n’en pouvons connaître que le cadre structurel : l’action, et plus généralement, l’érotisme. L’érotisme est le codex utilisé pour l’énoncé de tout acte délibéré. Il est nécessaire à la prévisualisation d’un acte,  gère l’adaptation du corps à l’acte en prévoyant l’énergie requise, mais aussi le scenario, sa structure narrative, intelligible.

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